Faut-il s’endetter pour croître ?

Accroche :

  • Le projet de budget pour 2019 en cours de discussion au Parlement français présente une double évolution : il prévoit, d’une part, une réduction du poids de l’endettement public dans l’économie (98,6 % en 2019 après 98,7 % en 2018, y compris consolidation de la dette de SNCF Réseau – cette tendance se poursuivrait jusqu’en 2022 à 92,7 % du PIB) et, d’autre part, un rythme stable de croissance du PIB à 1,7 % en 2019.
  • Ces hypothèses soulignent les relations ambiguës entre dette et croissance : la science économique a montré la pertinence de l’endettement pour investir dans les relais de croissance privée ou publique ; la crise de 2008 a toutefois illustré le risque systémique pour la croissance que pouvait présenter un endettement privé insoutenable et la crise de 2010-2011 le risque d’un endettement public insoutenable ; les sous-jacents du PLF 2019 semblent quant à eux suggérer qu’un désendettement public est envisageable sans effet récessif.

Définitions :

  • La croissance est l’accroissement sur une courte ou une longue période des quantités de biens et services produits dans un pays ou dans une zone économique. Elle est mesurée statistiquement par le PIB, bien que celui-ci présente plusieurs limites conceptuelles (il ne mesure pas l’empreinte carbone ou le niveau d’inégalités induit, d’où l’émergence d’indicateurs alternatifs tels que l’IDH) ;
  • L’endettement représente ensemble des emprunts émis ou garantis par les administrations publiques ou les agents privés et dont l’encours résulte de l’accumulation de soldes déficitaires (déficits publics en comptabilité nationale ; déficits extérieurs en commerce international ; déficits d’exploitation en comptabilité privé). Un des leviers de la politique budgétaire pour assurer l’allocation optimale des ressources et/ou la stabilisation du cycle (Musgrave, 1959).

Problématique : A quelles conditions l’endettement peut-il contribuer à un sentier de croissance pérenne ?

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1.1. Malgré une croissance potentielle en déclin, les pays développés ont conduit des politiques de consolidation budgétaire afin de réduire leur déficit public après la crise de 2008

  • Les économies avancées se caractérisent par un déclin tendanciel des gains de productivité du travail depuis la fin des Trente glorieuses: convergence vers +0,8 % à +1 % par an en moyenne dans l’OCDE selon Ducoudré, Heyer, 2017. Il induit également un déclin de la croissance potentielle (l’augmentation soutenable à moyen et long terme de la production sans accélération de l’inflation) selon le modèle de Solow (1956). Ce ralentissement est également marqué depuis la crise dans les pays émergents avec une croissance de la productivité globale des facteurs de 1,2 % par an en moyenne entre 2010 et 2014 contre 3,5 % par an entre 2002 et 2007 (Trésor-Eco, 2018).
  • Confrontées à une élévation rapide des dettes publiques après la crise de 2008 du fait des stabilisateurs automatiques et/ou de la transmission des dettes privées au secteur public (+30 points dette/PIB en France et +40 points aux Etats-Unis en 10 ans), elles ont toutefois dû conduire des politiques de consolidation budgétaire qui ont réduit les déficits publics (2,8 % du PIB en France en 2019, contre 7,5 % en 2009) mais aussi les potentiels de croissance (1,25 % en France en 2018 selon la DG Trésor contre 2 % avant crise).
  • Seuls certains pays sont toutefois parvenus à réduire le poids de leur endettement public, mais au prix d’un sous-investissement structurel: c’est le cas de l’Allemagne, dont la dette publique est passée de 81 % du PIB en 2010 à 64 % en 2017 sous l’effet notamment d’un excédent budgétaire primaire de 1,5 % du PIB (mais selon France Stratégie, le niveau d’investissements publics et privés est inférieur de 3 points de PIB à son niveau optimal, ce qui handicape la croissance à long-terme : c’est notamment le cas dans les infrastructures – 40 % des routes nationales et 20 % des autoroutes nécessiteraient selon le DIW d’être rénovées –, la petite enfance ou l’énergie).
  • A contrario, certains pays émergents ont longtemps cumulé excédents extérieurs et croissance dynamique : c’est notamment le cas de la Chine, dont le PIB a été multiplié par 34 entre 1990 et 2017 et dont l’excédent commercial a culminé à 9,2 % du PIB en 2007. Sa croissance était en effet fondée sur l’investissement (50 % du PIB, contre 23 % en France) permis par l’excès d’épargne domestique et le phénomène d’imitation technologique (selon le FMI, les gains de productivité ont expliqué pour 4 points par an la croissance chinoise entre 1990 et 2000). Dans une moindre mesure, le cas des Etats-Unis, qui a conservé des gains de PGF dynamiques (+2,1 % de productivité horaire/an en moyenne sur 2000-2014, contre +1,0 % en Allemagne) et des déficits jumeaux (budgétaire et commercial : resp. 3,2 % et 5 % du PIB en 2007).

1.2. Si l’endettement peut financer la croissance potentielle, il constitue un facteur de vulnérabilité lorsque son poids devient insoutenable

  • Selon les théories du développement, l’accumulation de capital public et/ou privé permet de sortir de la trappe à pauvreté par l’industrialisation et les rendements initialement élevés du capital (phénomène de « Big Push» de Rosenstein-Rodan, 1943) : les pays d’Europe de l’Ouest ont ainsi bénéficié du « Plan Marshall » à hauteur de 4,3 % du PIB américain après 1945. Il en résulte que l’endettement (budgétaire ou extérieur) peut contribuer à financer la croissance potentielle par la productivité globale des facteurs : il est par ailleurs pertinent que l’amortissement des investissements soit étalé sur plusieurs générations dans la mesure où leurs effets sont pérennes (« s’endetter pour croître »). Les théories de la croissance endogène estiment que certains investissements en capital (ex. capital humain ou infrastructures) présentent des rendements marginaux non décroissants qui justifient également d’être financés par l’endettement public (Romer, 1986). Si elle finance le fonctionnement courant des administrations, elle traduit une préférence pour le présent et une inéquité inter-générationnelle.
  • L’endettement public se trouve par ailleurs justifié en bas de cycle économique en activant les stabilisateurs automatiques (Nelson et Plosser, 1982) : théorie du multiplicateur keynésien, c’est-à-dire la relation entre la variation des dépenses publiques ou des prélèvements obligatoires et la variation du revenu qu’elle génère (ex. Serrato, 2016 sur l’impact 2x plus élevé des hausses de dépenses publiques dans les comtés américains les plus pauvres après la crise de 2008). Il permet également de se prémunir contre des risques durables de dysfonctionnement des marchés et notamment des effets d’hystérèse sur le marché de l’emploi (Blanchard et Summers, 1986), ce d’autant que l’Etat s’endette en principe à meilleur coût que les agents privés, le marché de la dette publique étant liquide et profond (Arrow et Lind, 1970). Dans le secteur privé aussi, l’endettement permet d’accompagner les phases de croissance de l’entreprise en finançant son fonds de roulement et notamment le décalage temporel entre un investissement et le cash-flow qu’il génère.
  • Au-delà d’un certain niveau de soutenabilité (une dette publique est jugée soutenable si, compte tenu des prévisions de dépenses et de recettes publiques, l’Etat ne risque pas de se trouver face à une crise de solvabilité ou à une obligation d’ajustement irréaliste des finances publiques), l’endettement public devient toutefois un facteur de vulnérabilité pour la croissance économique: l’équivalence néo-ricardienne (Barro, 1974), qui estime que tout déficit budgétaire sera analysé par les agents économiques comme une hausse d’impôt future et donnera donc lieu à un surcroît d’épargne plutôt que de consommation, se trouverait confirmée empiriquement autour d’un ratio de 90 % de dette publique / PIB (Reinhart et Rogoff, 2009). Il en résulterait une perte de 1 à 3 points de croissance potentielle via le canal des effets d’éviction aux dépens de l’investissement privé (« décroître par la dette ») et l’application par les créanciers d’une prime de risque sur les obligations souveraines surtout si la dette est majoritairement détenue par des non-résidents (selon la Cour des comptes, la hausse de 1 point des taux d’intérêt accroîtrait de 15 Md€ par an la charge de la dette pour l’Etat à horizon n+10 : « supercycle de la dette » pour Rogoff). En cas d’endettement public insoutenable, une stratégie de désendettement pourrait ainsi avoir des effets expansionnistes en rétablissant la confiance des investisseurs et en réduisant les taux d’intérêt (« se désendetter pour croître »).
  • Dans le secteur privé également, l’endettement excessif est facteur d’instabilité via la réalisation des risques de défaillances des débiteurs: aux Etats-Unis, la crise de 2008 est notamment due à l’accroissement rapide de la part des crédits « subprimes » (sans apport, avec faibles mensualités mais variables) au sein de l’ensemble des prêts immobiliers (de 5 à 20 % entre 2001 et 2006) et de l’exposition des banques à un risque croissant de non-remboursement de la part des ménages. Les techniques d’innovation financière et la croissance financière peuvent ainsi conduire à la réalisation de risques systémiques aux incidences récessives (Stiglitz, 2012). Idem aujourd’hui risques sur la bulle immobilière chinoise (250 % de PIB de dette publique et privée, dont 40 points pour les ménages).

2.1. Confrontés à une double contrainte – dette publique élevée, croissance potentielle en déclin – les politiques budgétaires ont privilégié la consolidation des comptes publics

  • En France, l’ajustement budgétaire s’est essentiellement opéré par les recettes fiscales: entre 2009 et 2015, les prélèvements obligatoires ont crû de 3,6 points de PIB pour réduire le déficit public (alors que les dépenses continuaient d’augmenter de 0,7 point de PIB, leur évolution ayant été selon France Stratégie 3x moins sélective qu’au Royaume-Uni). Ceux-ci pesant sur les facteurs de production (ex. hausse de l’impôt sur le revenu, surtaxe sur les bénéfices des sociétés, hausse de la fiscalité locale, etc.), la croissance effective est restée inférieure à 1 % du PIB entre 2012 et 2015. L’incidence récessive de la consolidation budgétaire s’est poursuivi jusqu’en 2017 selon l’OFCE (-0,4 point de PIB en 2015, puis -0,2 point en 2016 et 2017).
  • Dans d’autres pays de l’UEM, les dévaluations internes ont amélioré la compétitivité au prix d’une contraction de l’activité et d’une hausse du chômage : en Espagne, les salaires réels ont ainsi baissé de 6 % entre 2010 et 2015 (le déficit commercial avait atteint 6 points de PIB : croissance par l’endettement extérieur notamment liée à l’afflux d’épargne depuis le nord de l’UEM), tandis que le chômage croissait à 23 % de la population active. Le déficit public est par ailleurs resté supérieur à 3 % du PIB jusqu’en 2017 (dernier pays européen en procédure pour déficit public excessif avec la France : la politique budgétaire étant encadrée par le PSC et le TSCG) et la dette publique a atteint 98 % du PIB la même année. Une consolidation budgétaire peut ainsi entraîner une boucle dépressive qui accroît in fine la valeur réelle de la dette si le PIB se contracte plus vite – par le canal de la demande – que le stock de dette publique (paradoxe de Fisher, 1933, cf. historiquement le ratio dette publique sur PIB est passé de 100 à 170 % au Royaume-Uni entre 1918 et 1930 sous l’effet de la consolidation budgétaire et d’une politique monétaire restrictive pour rétablir la parité or de la livre).
  • Seuls les pays qui ont réalisé une consolidation budgétaire en période de haut de cycle économique et en la combinant à une politique monétaire accommodante sont parvenus à réduire le poids de leur endettement public sans réduire la croissance potentielle: c’était le cas de la Suède ou du Canada dans les années 90 lorsque la croissance économique mondiale était de 4 à 5 % par an et dans un contexte de dévaluation monétaire (selon Vidal, 2010, la dévaluation de 25 % de la couronne suédoise a permis d’accroître ses exportations, qui ont pris le relais des dépenses publiques pour soutenir la croissance). Une telle stratégie ne peut toutefois être conduite en même temps dans l’ensemble des pays d’une même zone économique intégrée telle que la zone euro (« jeu à somme nulle »).
  • En période de bas de cycle, une politique d’impulsion budgétaire peut toujours induire un multiplicateur supérieur à 1 (cf. Cloyne, 2013 et Romer, 2010 sur le multiplicateur fiscal de 2,5 à 3 respectivement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis au bout de 3 ans), malgré l’effet d’éviction liée à l’ouverture commerciale (ex. impulsion budgétaire de 1 % de PIB en France en 1981, d’où un creusement de la balance commerciale de 10 Md€ entre 1980 et 1982 en euros courants et de la dette publique de 10 points de PIB entre 1980 et 1985).

2.2. Pour l’avenir, les États devront poursuivre des politiques budgétaires crédibles tout en investissant dans les relais de croissance potentielle

  • A l’échelle de la France, toute poursuite de l’ajustement budgétaire (pour assurer la soutenabilité de la dette) ne devrait s’opérer que par une réduction sélective des dépenses publiques, en parallèle d’une politique de réduction des prélèvements obligatoires pour atténuer le caractère récessif de la consolidation.

En particulier, la réduction de 100 000 ETP des effectifs de la fonction publique territoriale (qui ont crû selon la Cour des comptes de 400 000 ETP entre 2003 et 2012, pour moitié sans lien avec une décentralisation de compétences) et le respect de la durée légale du temps de travail permettraient de réaliser des économies dans la dépense publique locale de l’ordre de 5 milliards d’euros par an au bout de 5 ans.

Au sein de la sphère sociale, la maîtrise à +2 % par an de l’évolution de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (contre une évolution spontanée de +4,5 % par an) conduirait à une économie de 6 Md€ au bout de 5 ans, notamment via l’optimisation de l’offre de soins (développement de la chirurgie ambulatoire, optimisation des achats, recours accru à la télémédecine, etc.).

Selon l’évolution de la conjoncture et des taux d’intérêt, une partie de ces économies peut être recyclée en investissements publics pour stimuler la croissance potentielle (en plus des crédits déjà prévus pour l’investissement dans les compétences ou la transition écologique par exemple).

En parallèle, la réduction de 1 point de PIB des prélèvements obligatoires prévue sur 5 ans doit rester répartie entre les ménages (notamment via la taxe d’habitation) et les entreprises (notamment via la transformation du CICE et la baisse de l’impôt sur les sociétés) afin de soutenir à la fois la consommation (alors que l’inflation repart) et l’offre productive.

  • A l’échelle de l’UEM, la surveillance budgétaire multilatérale gagnerait à être combinée à une stratégie d’investissements communs plus volontaires, afin en particulier de relayer les investissements publics défaillants et d’améliorer la résilience de cette zone économique. L’investissement public s’est ainsi réduit de 2 point de PIB dans l’UE28 depuis la crise et le budget européen proposé par la Commission pour 2021-2027 reste proche de 1 % du RNB. Un accroissement substantiel le porterait à 2 ou 3 % du PIB de l’UE27 (financé par de nouvelles ressources propres comme un impôt sur les sociétés mutualisé ou la généralisation des quotas carbone) pour assurer une capacité d’impulsion budgétaire modulable selon le cycle économique (ex. Fonds Spinelli : aides directes / dette publique ou prêts / dette privée pour financer des formations continues d’adaptation à la transformation numérique : remettre la dette au service de la croissance potentielle). Complémentaire à une meilleure adéquation des politiques budgétaires nationales avec le cycle (cf. propositions du CAE sur l’évolution des dépenses publiques et du PIB).
  • A l’échelle internationale, une plus grande attention doit être portée dans le cadre du G20 à la dynamique des dettes privées (cf. Chine) et aux déséquilibres extérieurs (cf. Etats-Unis). Propositions pour stabiliser le système monétaire international (montée en charge des droits de tirage spéciaux, internationalisation de l’euro, etc. – cf. chapitre ad hoc). Par ailleurs, poursuivre la lutte contre l’évasion fiscale (projet BEPS) pour élargir la base fiscale des Etats et alléger leur contrainte budgétaire.

Comment retrouver une prospérité partagée ?

Proposition de corrigé par Rayan Nezzar

 

Accroche : la récente transformation dans le budget 2018 de l’impôt de solidarité sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière a réactivé le débat sur le lien entre croissance et inégalités. La sortie du patrimoine mobilier de l’assiette de l’IFI est en effet présentée, d’une part, comme une incitation à l’investissement productif via une réduction d’impôt d’environ 3 Md€ et, d’autre part, comme un accroissement des inégalités de patrimoine puisque le capital mobilier représente plus de 70 % du patrimoine des 1 % des ménages les plus aisés selon l’OFCE. Cet exemple semble illustrer la théorie d’Okun (1975) selon laquelle les politiques économiques seraient confrontées à un arbitrage entre efficacité et équité : pourtant, les inégalités peuvent également contribuer négativement à la croissance économique.

 

Définitions :

  • Prospérité: désigne un état d’abondance caractérisé par un accroissement de la production et du niveau de vie moyen
  • Prospérité partagée: désigne une répartition équitable de l’accroissement de la production et du niveau de vie moyen ; se mesure notamment à travers l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoine. S’oppose à une « prospérité relative », qui désignerait la captation par les déciles de population les plus favorisés de l’accroissement du niveau de vie moyen.

 

Problématisation : la question « comment retrouver… ? » implique que la croissance économique serait devenue plus inégalitaire à la faveur d’évolutions structurelles et conjoncturelles (l’ouverture commerciale, le progrès technique, l’adoption d’une monnaie unique, les conséquences de la crise de 2008, l’évolution des relations entre employeurs et salariés, etc.) et qu’il conviendrait de la rendre inclusive pour des raisons à développer et pour des zones géographiques à définir (probablement au-delà des seuls pays avancés).

1.1. Faits stylisés

  • De manière générale, la politique de redistribution, qui est l’un des trois objectifs de la politique économique (Musgrave, 1959), vise à réduire les inégalités primaires de revenus.
    • En France, les politiques de redistribution divisent par trois les inégalités de (écart de 20 à 6 entre les 2 déciles extrêmes), pour 2/3 du fait des prestations sociales et pour 1/3 de la fiscalité.

 

  • Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, les inégalités de revenu disponible après redistribution, mesurées par le coefficient de Gini, ont progressé de +0,03 point en moyenne entre 1985 et 2013 (+0,06 point aux Etats-Unis, +0,04 en Allemagne et stable en France), malgré une croissance du PIB réel par tête de +65 % dans la même période.
    • Entre 2009 et 2012, 91 % de la hausse du PIB aux Etats-Unis a bénéficié à 1 % des Américains selon Stiglitz, tandis que les 80 % d’Américains les moins riches consommaient 110 % de leur revenu et devaient s’endetter pour maintenir leur niveau de vie, ce qui a contribué à la formation de la bulle du marché immobilier (Rajan, 2010).
    • Cette hausse des inégalités est liée à la déformation de la répartition de la valeur ajoutée en faveur du facteur capital (depuis 1980, la part dans le PIB des profits des entreprises après taxes, intérêts et dividendes a progressé de 5 points dans l’OCDE) et au progrès technique (Verdugo, 2017 : diminution de 8 % de la part des emplois intermédiaires en France depuis 1980).

 

  • Au sein de la zone euro, la reprise économique après la crise de 2008 a été lente et peu inclusive (« prospérité relative »).
    • Le PIB/tête réel n’a retrouvé qu’en 2015 son niveau de 2007 et le taux de chômage reste inégalitaire (17,9 % en moyenne pour les moins de 25 ans, avec des niveaux supérieurs à 40 % en Grèce et à 20 % en France, contre 6,6 % en Allemagne), ce qui induit une moindre mobilité sociale.

 

  • Au sein des pays en développement, l’ouverture au commerce international a contribué à réduire la part des individus vivant sous le seuil de pauvreté (de 50 % à 10 % depuis 1980 selon le FMI).
    • Ainsi, les inégalités globales ont décru dans la même période de 25 % selon le coefficient Theil, entamant une convergence entre pays développés et pays en développement (DG Trésor, 2017), mais les inégalités ont en revanche progressé au sein des pays développés (cf. « courbe en éléphant » de Milanovic, 2016).

 

1.2. Théories

  • La mesure du PIB est indifférente au niveau des inégalités de revenus ou de patrimoine
    • Un accroissement du PIB/habitant peut ainsi masquer une répartition inégalitaire des richesses, mais aussi aux externalités négatives que peut engendrer une hausse de la production.
    • Des indicateurs alternatifs au PIB existent tels que l’IDH pour mieux rendre compte des différences de niveaux de vie en agrégeant des indicateurs socio-économiques (taux de mortalité, taux d’alphabétisation, temps consacré aux loisirs, etc.).

 

  • S’il existe toutefois un lien entre croissance et inégalités, Kuznets (1955) a montré qu’il prend la forme d’une courbe en cloche
    • Dans un premier temps, l’accumulation de capital infrastructurel et naturel conduit à une répartition des richesses déformée en faveur des détenteurs d’épargne ; puis, dans un second temps, l’accumulation de capital humain réduit les inégalités.
    • Piketty (2005) a cependant montré que cette réduction des inégalités n’était pas spontanée mais due à institutions publiques (progressivité de l’impôt et protection sociale) et/ou à des phénomènes exogènes (guerre et inflation).
    • Inversement, l’accroissement des inégalités peut contribuer négativement à la croissance potentielle dans les pays développés : les inégalités y ont induit une moindre croissance cumulée de 4 % du PIB entre 1990 et 2010 (OCDE, 2014).

 

  • Depuis les années 1980, l’ouverture commerciale et le progrès technique contribuent également à la croissance des inégalités au sein des pays développés.
    • D’une part, le théorème de Stolper et Samuelson (1941) montre que l’intégration des chaines de valeur conduit à spécialiser les productions nationales sur l’exportation de biens relativement plus intensifs en facteur de production relativement plus abondants, soit le capital et le travail qualifié pour les pays développés ; la rémunération relative de ces secteurs est dès lors plus dynamique que celle des secteurs intensifs en travail peu ou non qualifié. Selon la DG Trésor (2017), environ 20 % des pertes d’emplois dans l’industrie française sont liées à l’ouverture commerciale.
    • D’autre part, la forme schumpétérienne du progrès technique induit une polarisation des emplois entre emplois qualifiés et emplois peu ou non qualifiés. Dans certains pays (ex. France), la réglementation accentue cette segmentation entre inclus et exclus du marché du travail en rallongeant la durée moyenne au chômage et en rehaussant le taux de chômage d’équilibre du fait des effets d’hystérèse (Lindbeck, Snower, 1988). Braconnier et Ruiz-Valenzuela (2014) montrent qu’une hausse de +1 % de la PGF induit un accroissement de +0,3 % du rapport interdécile.
    • Ces inégalités sont sociales mais aussi territoriales : selon Davezies (2012), 20 à 25 % de la population française vivrait dans des territoires en décrochage et cumulant un recul de l’appareil productif (imputable aux deux facteurs cités supra), une faible qualité résidentielle (imputable à la structure du marché du logement) et la diminution du soutien public aux services de proximité (imputable à l’orientation des politiques budgétaires).

 

  • Le rôle des institutions publiques est essentiel pour fonder un modèle de croissance inclusive, par opposition à un modèle extractif
    • Ainsi, les pays en transition démocratique ont connu une hausse de +5 points de leur PIB/tête dans les 10 ans après démocratisation et de +15 points à horizon 20 ans (Acemoglu, 2004).
    • Le développement d’une protection sociale soutient également le capital humain et contribue positivement à la croissance potentielle via les gains de productivité (Wheeler, 1980) : cf. éducation, santé ou formation professionnelle (Crépon, 2009 : un effort moyen de 11h de formation/an et par salarié génère un gain de productivité de +1 %, récupéré entre 30 % et 50 % par les travailleurs sous la forme de revalorisations salariales).
    • Enfin, le développement du pouvoir de négociation salariale et des organisations syndicales contribue à orienter la répartition de la valeur ajoutée en faveur du facteur travail (Nickell et Andrews, 1983) ; a contrario, leur affaiblissement et le renforcement relatif du pouvoir de négociation des actionnaires sous l’effet de la libéralisation financière oriente la répartition de la valeur ajoutée vers le facteur capital (Ebenstein, 2015).

 

2.1.      Bilan des politiques

 

  • Depuis les années 1980, les politiques de compétition fiscale et de développement de la flexibilité du marché de l’emploi ne se sont pas accompagnées d’un renforcement suffisant des politiques de redistribution et d’investissement social.
    • En économie ouverte (modèle IS-LM-BP), l’imposition des facteurs de production mobiles (capital et travail qualifié) induit des effets d’éviction (au-delà de 80 % de taux d’imposition marginale pour Gruber et Saez, 2012), d’où s’instaure une compétition fiscale entre pays développés.
    • Aux Etats-Unis, le taux d’imposition effective des bénéfices des sociétés a diminué de 12 points depuis 1980 tandis que la valeur réelle du salaire minimum fédéral a régressé de 10 points dans la même période.
    • En Allemagne, l’indice de GINI a crû de 0,29 en 2000 à 0,33 en 2006 du fait de la réduction à un an de la durée d’indemnisation du chômage (loi Hartz IV) et du développement du chômage partiel (28 % de l’emploi total, occupé à 83 % par des femmes).

 

  • Depuis la crise économique, les politiques de consolidation budgétaire et de déflation interne ont accentué le caractère inégalitaire de la reprise économique dans l’UE.
    • Au Royaume-Uni, les dépenses publiques ont été réduites de 2,4 % entre 2009 et 2012 notamment sur la masse salariale du secteur public et les politiques sociales.
    • En Espagne, la balance commerciale est devenue excédentaire et la profitabilité des entreprises a crû de 3 points au prix d’une baisse de 6 % des salaires réels entre 2009 et 2014.
    • En France, toutefois, les inégalités sont restées stables durant la crise du fait des stabilisateurs automatiques et d’une consolidation fondée à 85 % sur l’augmentation des prélèvements obligatoires entre 2009 et 2015 (création d’une nouvelle tranche marginale de l’IR à 45 %, plafonnement des dépenses fiscales, barémisation de la fiscalité des revenus du capital, surtaxe sur les grandes entreprises, etc.) : dans un contexte de compétition fiscale, ces hausses ont toutefois pu avoir des effets d’éviction sur l’assiette taxable (exécution des recettes de l’Etat inférieure aux prévisions en 2013 et 2014).

 

  • Les politiques d’investissement dans le capital humain demeurent également hétérogènes et parfois inefficaces au sein des pays développés
    • Peu de pays combinent performances scolaires et équité sociale (ex. : Canada, Corée du Sud, Estonie, Finlande et Japon selon l’OCDE, 2016 ; en France, un élève défavorisé a 4x plus de chances d’être en difficulté)
    • L’investissement dans la formation continue en France ne bénéficie que pour 10 % aux demandeurs d’emplois malgré un niveau élevé de dépenses (1,5 % du PIB)
    • L’Allemagne présente un déficit d’investissement de 3 % de PIB dans la petite enfance et les infrastructures (France Stratégie, 2014)
    • Le salaire minimum reste inférieur au salaire de réserve dans plusieurs pays, ce qui réduit l’offre de travail (Card, Krueger, 1995) malgré les revalorisations récentes en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis
    • Les réformes visant à réduire le dualisme du marché du travail restent à évaluer (ex. réduction des indemnités de licenciement pour les nouveaux CDI en Italie avec le Jobs Act en 2015).

 

  • Au sein des pays émergents, la résorption des excédents extérieurs et le développement d’une protection sociale amorcent un partage croissant de la prospérité
    • En Chine, la transition d’un modèle de croissance par imitation tiré par les exportations et l’investissement (plus de 50 % du PIB) vers un modèle de croissance tiré par la consommation intérieure (depuis 2005, le salaire ouvrier moyen a crû de +300 %, rattrapant la moitié du retard avec les Etats-Unis) devrait contribuer à réduire les inégalités encore élevées (Gini à 0,5) et à développer une classe moyenne encore peu nombreuse (130 millions d’individus sur une population de 1,5 milliard). Par ailleurs, le développement d’une protection sociale devrait réduire le taux d’épargne des ménages chinoise formé par précaution et proche de 30 % du revenu disponible brut.
    • Dans d’autres pays émergents, cette évolution reste inachevée comme en Inde où les dépenses publiques de santé représentent seulement 1,4 % du PIB par exemple.

 

 

2.2.      Recommandations

 

  • Au niveau international
    • Renforcer la conditionnalité de l’APD selon des critères objectifs et recourir plus systématiquement à d’indicateurs alternatifs au PIB tels que l’IDH pour promouvoir un modèle de croissance inclusive
    • Inciter à l’augmentation du salaire minimum dans les pays développés où il est inférieur au salaire de réserve (ex. Etats-Unis, Royaume-Uni) et à l’augmentation des dépenses de protection sociale dans les pays émergents qui disposent d’une marge de manœuvre budgétaire
    • Promouvoir l’introduction de normes environnementales et sociales dans la conclusion des accords commerciaux régionaux (barrières tarifaires et non tarifaires) pour atténuer le biais inégalitaire de l’ouverture commerciale

 

  • Au niveau de l’UEM
    • Introduire un salaire minimum à 50 % des revenus médians nationaux et une assiette commune consolidée d’impôt sur les bénéfices des sociétés pour désinciter à la compétition socio-fiscale
    • Abonder une capacité budgétaire de la zone euro par des ressources propres (taxe GAFAM, taxe carbone, contribution IS) afin de financer des programmes d’investissement dans les compétences en faveur des zones en difficulté ou rattrapage économique
    • Achever l’union bancaire avec une garantie universelle des dépôts afin d’assurer une meilleure allocation du crédit en faveur des pays de la périphérie

 

  • Au niveau français
    • Cibler le plan d’investissement dans les compétences sur les demandeurs d’emplois de longue durée et les jeunes décrocheurs en fonction d’une analyse territorialisée des besoins en qualifications et majorer le financement public soutenant l’accès aux modes de garde dans les zones prioritaires pour investir dans le capital humain
    • Supprimer les droits de mutation à titre onéreux pour 80 % des transactions et expérimenter une dotation initiale en capital pour les jeunes atteignant la majorité afin de stimuler la mobilité sociale et résidentielle
    • Supprimer le forfait social pour développer l’intéressement dans les PME pour mieux synchroniser les cycles de rentabilité et des salaires et introduire le « chèque syndical » pour inciter au développement d’un syndicalisme de services