Les conséquences économiques du vieillissement démographique

Dans son essai Perspectives économiques pour nos petits enfants (1933), John Maynard Keynes exposait son intuition que cent ans plus tard, une ère d’abondance sans précédent et une hausse sensible du niveau de vie résulteraient de l’accumulation du capital et du progrès technique. Les gains de productivité ainsi réalisés devraient nous permettre de ne travailler guère plus de 15 heures par semaine pour satisfaire nos besoins économiques. De fait, en 2030, l’ère de l’abondance aura fait disparaître la science économique, essentiellement liée à la notion de rareté.

 

Les perspectives démographiques, en particulier dans les pays développés, semblent pourtant démentir cette intuition. Dans une étude de 2001, l’OCDE mettait en effet déjà en évidence les conséquences économiques et budgétaires liées à l’allongement de l’espérance de vie et au vieillissement démographique, c’est-à-dire à l’accroissement de l’âge moyen de la population. Les conséquences budgétaires de cette dynamique de vieillissement, décrite comme « inéluctable et irréversible » selon les termes d’un rapport d’information de 1999 du Sénat français, ont amené les pays développés à repenser l’Etat social, sinon dans ses fondements, à tout le moins dans ses modalités, afin d’en assurer la soutenabilité face à la prévision d’une hausse sensible des dépenses sociales.

 

C’est en effet depuis les réformes du chancelier Bismarck dans l’Allemagne de la fin du XIXème siècle et, en particulier, depuis la fin du second conflit mondial, que les pays de l’OCDE ont mis en place des systèmes de financement public des pensions de retraites et de prise en charge des dépenses de santé. Ces systèmes sont fondés sur un principe de mutualisation des risques déjà conceptualisé dans la littérature de Léon Walras. Aussi les systèmes par répartition consistent-ils, notamment en France, à financer le versement de pensions de retraite par des cotisations prélevées de manière obligatoire sur la population active. Or, le vieillissement démographique, en accroissant le taux de dépendance, c’est-à-dire le rapport entre inactifs et actifs, semble remettre en cause la soutenabilité de cet Etat-providence, sauf à ce que des réformes n’en modifient le financement.

 

Cette interrogation se pose par ailleurs avec une singulière acuité pour les pays développés, qui ont terminé leur transition démographique, et où s’opère le départ à la retraite des cohortes issues de l’explosion démographique d’après-guerre – la génération du baby-boom devenant, un demi-siècle plus tard, celle du papy-boom. Le vieillissement démographique y est ainsi tout à la fois une source de satisfaction quant à la capacité du modèle de développement à allonger tant l’espérance de vie que l’espérance de vie en bonne santé, mais il est encore une source d’incertitudes quant à ses conséquences budgétaires. Toutefois, les conséquences économiques du vieillissement démographique ne sauraient être résumées à son incidence budgétaire puisqu’il pose également des enjeux quant à la structure et au niveau de la croissance potentielle.

 

Les pays développés sont le témoin d’une dynamique de vieillissement de leurs populations généralisée, bien qu’inégale, qui n’est pas sans conséquence sur le plan macroéconomique (I). Dès lors, ils ont entendu adapter leur modèle de protection sociale par des réformes de nature essentiellement budgétaire, mais qui pourraient toutefois être approfondies (II).

 

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La dynamique de vieillissement démographique, si elle est commune à l’ensemble des pays développés, s’y déploie toutefois de façon inégale (i) et soulève des questions économiques qui ne s’épuisent pas dans des enjeux de nature seulement budgétaire (ii).

 

Les populations des pays de l’OCDE vivent plus longtemps et en meilleure santé. L’espérance de vie moyenne s’y est en effet sensiblement allongée du fait d’une amélioration des niveaux de vie et de l’offre de soins de santé. Elle est ainsi passée de 66 ans en moyenne en 1960 à 78 ans en 2009. Mais c’est encore l’espérance de vie en bonne santé qui s’est allongée puisque les personnes retraitées vivent de plus en plus longtemps sans incapacité. Du reste, cette évolution se poursuivra probablement durant les décennies qui viennent du fait du développement de la biotechnologie et de microprocesseurs à vocation médicale, qui permettent d’envisager, selon l’OCDE (2012), un nouvel allongement de l’espérance de vie de plus de 7 ans en moyenne d’ici à 2050.

 

Cette dynamique d’allongement de l’espérance de vie opère toutefois de façon inégale entre les pays développés. Si certains biais de calculs peuvent inciter à la prudence quant à l’interprétation des chiffres établis à cet égard par chaque Etat, les statistiques de l’Eurostat permettent d’établir depuis 1971 des comparaisons internationales signifiantes. Ainsi, les femmes japonaises peuvent-elles aujourd’hui espérer, à la naissance, vivre en moyenne 89 ans, tandis que les hommes suisses peuvent espérer vivre 84 ans. De même, l’espérance de vie sans incapacité atteint 79 ans en Suède et en Norvège, tandis elle n’est que de 65 ans aux Etats-Unis. Les disparités entre femmes et hommes ont toutefois tendance à s’atténuer en la matière.

 

A cet allongement de l’espérance de vie moyenne se combine la faiblesse des taux de fécondité. Ceux-ci s’élèvent en effet en moyenne à 1,6 enfant par femme dans l’OCDE, alors qu’un taux de 2,1 enfants par femme serait nécessaire pour y maintenir une population stable. Mais la répartition des taux de fécondité est, ici aussi, inégale puisqu’ils sont de 1,1 enfant par femme en Italie, en Espagne ou en République Tchèque, de 1,4 en Allemagne et de 2,01 en France. Par comparaison, le taux de fécondité moyen atteint 4,6 enfants par femme sur le continent africain, ce qui traduit essentiellement le fait que la majorité des pays africains n’ont pas encore terminé leur transition démographique.

 

Cette combinaison d’un allongement de l’espérance de vie et de faibles taux de fécondité entraîne une contraction de la population des pays développés et, en son sein, une diminution de la part relative des actifs. Par symétrie, le taux de dépendance, c’est-à-dire le rapport entre le nombre d’individus âgés de 65 ans ou plus et le nombre des personnes de 20 à 64 ans, devrait, quant à lui, continuer à augmenter pour atteindre près de 50 % à l’horizon 2050 dans les pays de l’OCDE. Ce ratio moyen de 1,5 actif pour 1 retraité se décline toutefois ici encore de manière inégale, puisqu’il devrait être plus proche de 1,2 actif pour 1 retraité dans certains pays comme l’Allemagne ou le Japon. En France, la part des personnes de moins de 25 ans dans la population devrait, quant à elle, passer 28 % en 1990 à 21 % en 2050. En outre, la part des personnes très âgées devrait, elle aussi, s’accroître dans les pays de l’OCDE, puisque les personnes de plus de 80 ans, qui y représentent 4 % en 2010, devraient en effet y représenter 8 % en 2050. En 2060, un tiers des Français auraient ainsi plus de 60 ans et les plus de 85 ans seraient près de 5 millions, contre 1,4 million aujourd’hui.

 

Ce vieillissement démographique, s’il concerne au premier chef les pays occidentaux et le Japon, n’est toutefois pas totalement ignoré par les anciens Etats du bloc d’Europe de l’est ou encore par la Chine. Une politique fiscale défavorable aux adultes sans enfant a en effet été mise en œuvre en Union soviétique sous Staline et a  favorisé, au sortir de la guerre, un dynamisme démographique analogue au baby-boom de l’Europe occidentale. La Chine doit, quant à elle, faire face à une problématique analogue de vieillissement de sa population, dont les personnes de plus de 60 ans devraient représenter le tiers en 2035, et qui tire ses origines dans la politique publique de restriction des naissances, dite de « l’enfant unique », menée depuis les années 1970 et récemment assouplie, notamment pour ce qui concerne les minorités ethniques.

 

Or la contraction et le vieillissement de la population des pays développés devraient emporter des conséquences d’ordre budgétaire, mais aussi de nature macroéconomique.

 

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Le vieillissement démographique devrait en effet remettre au premier chef en question la soutenabilité des politiques publiques relatives à la prise en charge des pensions des retraités et des dépenses de santé. L’OCDE estime ainsi que les pressions budgétaires résultant de ce vieillissement démographique pourraient accroître de 6 % du PIB en moyenne les dépenses liées aux personnes âgées d’ici 2050. Cette contrainte budgétaire serait répartie entre 3 à 4 points de PIB supplémentaires alloués au financement des retraites, qui représentent aujourd’hui 7,5 % du PIB dans l’OCDE, et 2 à 3 points de PIB de dépenses de santé supplémentaires. L’ancien Chief Economist de l’OCDE, Ignazio Visco, ajoutait, du reste, dans une étude de 2001 qu’il appartiendrait sans doute de réévaluer ces prévisions, fondées sur des hypothèses d’évolution du marché du travail et de la productivité sans doute trop optimistes.

 

Cette pression budgétaire trouve son origine tant dans la stagnation de la population active, et donc des assiettes sur lesquelles est assis le financement social, que dans la hausse du taux de dépendance. Toutes choses égales par ailleurs, le vieillissement de la population accroît en effet la demande de soins dans la mesure où les dépenses médicales sont deux fois plus importantes au-delà de 60 ans et sont encore multipliées par deux au-delà de 80 ans. Le développement ou l’apparition de certaines maladies chroniques ou lourdes participent encore de cette pression budgétaire.

 

Ces perspectives d’une contrainte budgétaire accrue résultant du vieillissement démographique peuvent toutefois être nuancées. Le lien statistique entre âge et dépenses de santé provient en effet essentiellement de ce que les deux dernières années de la vie concentrent la majeure partie des dépenses de santé. Ainsi, le vieillissement démographique ne représente-t-il, per se, qu’un dixième de l’évolution des dépenses de soins en France depuis 1960 [L’Horty, Quinet, Rupprecht, 1997]. Ce serait bien plus un effet de génération qui expliquerait cette évolution liée à la médicalisation des modes de vie, à la hausse du niveau de vie, qui incite davantage à ne plus regarder la santé comme un « bien supérieur » au sens de Vleben (1934), mais encore au développement de l’offre de soins et à la baisse du prix relatif des médicaments [Thomas, 1975]. Or, il n’est pas exclu de penser que de nouvelles innovations dans le secteur médical diminueront encore plus avant le coût des traitements, comme ce fut par exemple le cas avec le vaccin contre la polio. De même, le recul de la morbidité, et donc de l’âge à partir duquel les dépenses de santé s’accroissent, pourra également participer à atténuer les conséquences budgétaires du vieillissement. A titre d’exemple, bien que le Japon ait la population la plus âgée de l’OCDE, la part des dépenses de santé y demeure modérée à 10,2 % du PIB en 2014, contre 11,5 % en France et en Allemagne, ou encore 17,1 % aux Etats-Unis. Enfin, les économies réalisées en termes de dépenses liées au chômage et à l’éducation du fait du vieillissement démographique et de la stagnation de la population active pourraient également pour partie compenser la pression budgétaire décrite ci-haut.

 

Les conséquences économiques du vieillissement démographique ne sauraient toutefois s’épuiser dans une contrainte budgétaire puisqu’elles sont encore de nature à affecter la croissance potentielle des économies développées. Les politiques malthusiennes de partage du travail ont en effet pu postuler que la croissance de la population active était un frein à la croissance économique, ce qui a pu justifier, dans les années 1960 et 1970, la fixation d’un objectif de croissance démographique nulle dans certains pays nouvellement décolonisés. Or les études démographiques [Sauvy, 1954] comme macroéconomiques [Solow, 1956] ont tout au contraire montré que la croissance de la population active avait un effet positif et non négatif sur la croissance potentielle d’une économie. Du fait du vieillissement, la population des pays développés devrait stagner puis diminuer à l’horizon 2050, entraînant une baisse du sentier de croissance potentielle à long terme jusqu’autour de 1 à 1,5 point en moyenne par an en Europe occidentale. Dès lors, la croissance potentielle des pays de l’OCDE devrait reposer sur la seule productivité du facteur travail.

 

Or, la productivité du facteur travail devrait, elle aussi, légèrement décliner sous l’effet du vieillissement de la population active. La part des travailleurs âgés de 55 à 64 ans devrait en effet passer de 13,2 % à 17,4 % d’ici à 2020 en Europe, ce qui devrait favoriser le ralentissement de la productivité, sauf à ce qu’un vif effort d’adaptation des postes de travail et de mécanisation soit réalisé. Un pays comme le Japon, où 42 % de la population sera âgée de 60 ans et plus d’ici 2050, compte à cet égard déjà 339 robots industriels pour 10 000 employés, contre 55 pour la moyenne mondiale. Le vieillissement de la population active, si elle fige pour partie les innovations techniques et de procédés, peut en outre être également une source d’expérience et de savoir-faire, compensant ainsi pour partie cet effet négatif sur la productivité. De même, l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé est source d’un bien-être, y compris au travail, qui y favorise la productivité.

 

Le vieillissement démographique devrait encore modifier la structure du marché du travail. Il devrait en effet favoriser la hausse du taux d’emploi féminin, prévu à 65 % en 2025 contre 55 % en 2004 en Union européenne, du fait du remplacement graduel des femmes âgées par des femmes plus jeunes ayant un niveau de formation supérieur et dont le taux d’activité est plus élevé. En revanche, le besoin accru de financement de la protection sociale devrait accentuer le coin salarial et accroître ainsi le prix du travail, sauf à ce qu’une partie des cotisations sociales soit basculée vers une autre assiette, et notamment sous la forme d’une fiscalité indirecte (c’était par exemple le sens du relèvement du taux marginal de la TVA de 3 points en Allemagne en 2007).

 

Cette évolution structurelle du marché du travail se combine avec une évolution de la demande globale dans les pays développés. Ainsi, l’évolution de la consommation des ménages – qui vieillissent, donc – devrait accentuer la demande d’emplois de service, en particulier de services de proximité, et de soins de santé, ce qui favorisera en retour la demande de travail dans ces secteurs d’activité. La spécialisation des économies développées dans la production de services non échangeables devrait ainsi se poursuivre aux dépens de la production de biens manufacturés. Cette évolution vers une « société postindustrielle » [Fourastié, 1949] de moindre intensité capitalistique devrait, en retour, avoir encore un effet négatif sur les gains de productivité [Baumol, 1966], et donc sur la croissance potentielle, ainsi qu’un effet désinflationniste [Artus, 2015].

 

Mais le vieillissement démographique devrait également avoir une incidence sur le comportement d’épargne des ménages et, partant, sur l’abondance relative des facteurs capital et travail dans les économies développées. Il résulte en effet de la théorie du cycle de vie [Modigliani, 1953] que les individus, souhaitant lisser leur niveau de consommation tout au long de l’âge adulte, constituent pendant leur vie active un patrimoine qui constituera une réserve de consommation au moment de leur retraite. A suivre Modigliani, le vieillissement devrait donc accentuer la désépargne et exercer une pression à la baisse sur le prix des actifs. Mais cette théorie du cycle de vie ne semble pas totalement opératoire empiriquement puisqu’elle peine à rendre compte du comportement de populations, pourtant vieillissantes, comme celles de l’Allemagne ou du Japon, qui continuent à épargner. De même, en France, le système de retraites par répartition emporte une certaine solidarité entre générations qui incite les retraités à continuer à épargner. Le modèle de croissance de Ramsey (1928) a pu, à cet égard, expliquer ces comportements altruistes par lesquels l’individu préserve une partie de son revenu accumulé, qu’il souhaite léguer à ses descendants.

 

La théorie du cycle de vie ne permet pas davantage de rendre compte des flux de capitaux à l’échelle internationale, alors même que le vieillissement démographique pourra contribuer à en modifier la structure. A suivre Modigliani, il pourrait être en effet déduit que les pays relativement plus jeunes, en l’espèce les pays du Sud, constituent une épargne qui serait pour partie consommée par les pays relativement plus âgés, au Nord. Or, en réalité, les flux de capitaux sont davantage orientés du Sud vers le Nord, ce qui constitue un « paradoxe » [Lucas, 1990] au regard de la théorie du cycle de vie, mais encore de la situation qui a pu prévaloir au XIXème siècle, où les mouvements de capitaux étaient orientés de l’Europe vers les Etats-Unis et l’Amérique du Sud, relativement plus jeunes et où les investissements paraissaient davantage rentables.

 

Il semble donc possible de conclure que le vieillissement démographique aura, dans une certaine mesure, un effet positif sur le taux d’épargne dans les pays développés. Le démenti empirique à la théorie du cycle de vie peut, à cet égard, être pour partie attribué à l’ancrage des anticipations des agents économiques en matière de pérennité des systèmes de retraites et au rattrapage opéré, par les retraités, en rapport avec le niveau de vie des actifs. Le vieillissement démographique participera toutefois de l’exercice d’une pression négative sur la demande globale [Keynes, 1937, Hansen, 1939, Myrdal, 1940], du fait notamment de la raréfaction des jeunes couples [Todd, 1998]. La dépression de la demande globale serait, en outre, accrue dans l’hypothèse où, n’ayant pas confiance dans la soutenabilité du système de protection sociale, les actifs anticipaient un revenu permanent plus faible qu’attendu [Friedman, 1957]. Cette évolution macroéconomique pourrait, du reste, contribuer à un rééquilibrage de la balance courante des pays développés en favorisant les mouvements de capitaux vers les pays émergents et en déprimant pour partie les importations de biens manufacturés par les pays développés.

 

Enfin, le vieillissement démographique pourrait contribuer à ralentir la dynamique du marché immobilier. Les personnes âgées de 60 ans et plus changent en effet plus rarement de logement ou d’habitation puisque, durant les dix dernières années, seule une sur cinq a changé de logement en France, contre une sur deux pour l’ensemble de la population. Cette évolution s’accentue dans la tranche de 70 à 80 ans, où 60 % des personnes occupent leur logement depuis 25 ans en moyenne. De même que l’offre devrait ainsi se réduire, la demande devrait, elle aussi, ralentir, puisqu’il résulte du vieillissement démographique un nombre plus faible de candidats à la primo accession sur le marché immobilier. Ce phénomène explique, déjà, la stagnation du marché immobilier en Allemagne (croissance des prix de +10 % entre 2000 et 2010 contre +100 % en France) ou au Japon.

 

L’appréciation des conséquences budgétaires et macroéconomiques du vieillissement démographiques dépend donc d’une série de paramètres dont la prévision, a fortiori à long terme, semble difficile. Mais le doute pesant quant à la soutenabilité des systèmes sociaux suffit à susciter la méfiance des actifs à leur égard, alors même que la confiance constitue l’un des éléments de la soutenabilité d’un système de mutualisation des risques. C’est pourquoi, les pays développés ont entendu, notamment depuis les années 1990-2000, anticiper un vieillissement démographique qui, à défaut de pouvoir en quantifier de manière tout à fait exacte les conséquences économiques, apparaît à tout le moins inéluctable dans son principe. Les ajustements ainsi rendus nécessaires constituent, du reste, l’un des principaux changements structurels auxquels sont confrontées les économies de l’OCDE.

 

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C’est bien pour répondre aux conséquences ainsi mises en évidence du vieillissement de leurs populations que les pays développés ont mis en œuvre des réformes du financement de leur protection sociale, en particulier depuis les années 1990 et 2000 (i). Ces politiques gagneraient cependant à être approfondies et à ne pas envisager la dynamique de vieillissement des populations dans les seuls termes d’une contrainte budgétaire, mais à la regarder encore comme une opportunité, en particulier pour favoriser le développement d’une épargne de longue durée utile au financement de l’économie (ii).

 

Ce sont, au premier chef, les systèmes de financement des pensions de retraite qui font l’objet d’un ajustement structurel. La soutenabilité des régimes de retraites par répartition est en effet, par construction, liée aux évolutions démographiques. Un déficit structurel y apparaît, dès lors, sous l’effet du vieillissement démographique et qu’il appartient de corriger. De même, les régimes de retraite par capitalisation, et en particulier la gestion des fonds de pension qui en assurent le financement, ont pu faire l’objet d’erreurs d’appréciation, notamment au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, quant aux paramètres macroéconomiques qui en constituaient le déterminant, et en particulier les gains de productivité.

 

Or, un statu quo budgétaire n’apparaît pas envisageable puisque les régimes de retraite, devenus insoutenables, ne permettraient alors plus d’assurer aux retraités un revenu de remplacement suffisant, minant en retour la confiance des actifs dans ledit système. La solution consistant à alourdir l’endettement social ne semble, du reste, guère opérante, dès lors que les systèmes sociaux connaissent davantage un déficit structurel qu’une seule crise de liquidité. Cette solution semble encore davantage exclue dans un contexte où l’endettement public atteint, dans les pays de l’OCDE, un niveau à partir duquel elle a un effet négatif sur la croissance potentielle [Reinhart, Rogoff, 2009]. Il n’est pas davantage raisonnable de penser que la seule hausse de la fécondité ou l’immigration pourraient permettre de répondre en totalité à cette pression budgétaire. Une solution seulement migratoire emporterait en effet d’autres problématiques de nature davantage politiques et serait, du reste, largement insuffisante si elle demeurait au niveau actuel puisque l’immigration de travail représente par exemple 20 000 arrivées par an en France, par comparaison avec une contraction de la population active de l’ordre de 70 000 par an à l’horizon 2030. Le taux de fécondité semble, quant à lui, faiblement lié aux crédits éventuellement alloués à une politique familiale, mais bien davantage à la structure du marché du travail, selon qu’il incite ou non les jeunes actives à avoir des enfants tout en pouvant retrouver leur emploi à l’issue de leur grossesse.

 

C’est pourquoi, des ajustements dans les modalités des systèmes de protection sociale ont été réalisés dans l’objectif d’une équité intergénérationnelle. Ces réformes ont pu consister à inciter la population active à travailler plus longtemps, à augmenter les taux d’activité de certains segments de population (jeunes, femmes ou séniors) afin d’élargir l’assiette sur laquelle sont assises les cotisations, à accroître le poids de ces mêmes cotisations, avec toutefois un effet positif sur le prix du travail, ou encore à exercer une pression à la baisse sur les revenus de remplacement perçus par les retraités.

 

Ces réformes ont d’abord conduit à un allongement de l’âge légal de départ à la retraite dans les pays développés. Celui-ci sera en effet supérieur, à terme, à 65 ans dans la moitié des pays de l’OCDE, dont le Canada, le Japon ou la Suède. Il est compris entre 67 et 69 ans pour treize d’entre eux, dont l’Allemagne, la Norvège, l’Espagne, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Certains pays ont, du reste, choisi de lier formellement l’âge de départ avec l’espérance de vie, tels que le Danemark ou l’Italie. Des relèvements de l’âge légal sont en cours ou prévus dans 28 des 34 pays de l’OCDE. Ils ne permettront toutefois d’absorber totalement les effets de l’allongement de l’espérance de vie que dans six de ces pays pour les hommes et dix pour les femmes.

 

C’est pourquoi, l’OCDE suggère à ses pays membres d’inciter à une augmentation du nombre moyen d’années que les individus passent dans la population active. Cette recommandation a été mise en œuvre notamment par la suppression d’incitations financières à la préretraite, de deux à cinq ans avant l’âge légal en France, et de contre-indications à un départ plus tardif à la retraite, en particulier les législations qui interdisent le travail à ceux qui perçoivent une pension de vieillesse. Le taux de participation des travailleurs âgés de 55 à 64 ans à la population active a ainsi augmenté de 33 % à 55 % en moyenne dans l’OCDE depuis vingt ans [Mojon, Ragot, 2018].

 

Ces réformes ont été accompagnées, d’une part, d’une réduction de la part des pensions financée par la collectivité. Les prestations qui seront perçues à l’avenir ont en effet été réduites de 20 à 25 % par les réformes menées dans les pays de l’OCDE durant les dix dernières années. Ces réductions sont tant le fait de l’entrée en vigueur de nouvelles règles de calcul des prestations moins favorables (tant avec la prise en compte d’un plus grand nombre de trimestres dans le secteur privé que par l’alignement progressif de régimes spéciaux sur le régime général), ou encore d’une désindexation totale ou partielle de l’évolution desdites prestations par rapport à l’inflation. Cette solution de la désindexation partielle est d’ailleurs aujourd’hui étudiée par le gouvernement français, faisant suite à la négociation entre partenaires sociaux relative aux régimes complémentaires.

 

Des incitations à la diversification des sources de financement de la protection sociale ont, d’autre part, tendu à associer systèmes de prélèvements et revenus de transferts, systèmes de capitalisation et accumulation d’une épargne privée. Ainsi, des allègements d’impôt ont-ils été consentis pour inciter notamment les plus faibles revenus et les jeunes à constituer une épargne privée. Treize pays ont, dans l’OCDE, rendu les pensions privées obligatoires, notamment l’Australie, où les retraités peuvent espérer toucher des revenus de remplacement équivalent à 60 % des revenus des actifs, contre 50 % en moyenne dans les autres pays.

 

Des réformes tendant à la maîtrise de l’ensemble des dépenses sociales, et en particulier des dépenses de santé, ont par ailleurs été menées dans les pays développés. Les récents exemples de la loi dite Obamacare aux Etats-Unis, ou encore de la création en France d’un objectif national des dépenses d’assurance-maladie en 1996, témoignent de cette démarche.

 

Enfin, la création d’instituts indépendants chargés de l’établissement de prévisions budgétaires relatives au vieillissement démographique a pu contribuer à en accroître la fiabilité et la légitimité. Ainsi, le Conseil d’orientation des retraites créé en France en 2000 propose, chaque année, un abaque associé aux projections démographiques et budgétaires actualisées. De même, les travaux de la Commission européenne dans le cadre du Comité de politique économique permettent de disposer de projections démographiques et budgétaires aussi peu incertaines que possible.

 

Si l’ensemble de ces réformes a été mis en œuvre de façon progressive en vue d’en réduire les effets redistributifs (un Fonds de réserve des retraites a été créé en France à cet effet), leur ambition semble toutefois aujourd’hui insuffisante. C’est pourquoi, ces réformes pourraient être poursuivies dans leur démarche, tout en approfondissant la prise en compte par les politiques publiques des conséquences, non plus seulement budgétaires, mais macroéconomiques, du vieillissement démographique.

 

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Plusieurs axes peuvent contribuer à l’approfondissement des réformes menées depuis une vingtaine d’années :

 

> Il appartiendrait d’abord d’apporter une réponse non plus seulement conjoncturelle mais de nature structurelle afin d’assurer la soutenabilité à long terme des régimes de retraite.

 

La réponse apportée par les politiques publiques à la dynamique de l’espérance de vie doit en effet être de nature dynamique et lier l’évolution démographique avec l’évolution de la durée de cotisation. Ce lien peut être opéré par la voie légale ou réglementaire en prévoyant un réexamen périodique des modalités de financement de la protection sociale. C’est notamment le principe qui semble prévaloir pour le cas des réformes des retraites successives en France. Mais la succession de réformes participe toutefois, pour partie, à rendre le système difficilement lisible et, partant, à accroître l’incertitude des actifs quant à sa soutenabilité [Bozio, Piketty, 2008].

 

Une réponse alternative, et qui pourra à bien des égards apparaître davantage satisfaisante, consisterait à mettre en œuvre un système dynamique, dit « à points », fondé sur l’accumulation d’un capital virtuel durant la vie active et qui serait consommé au moment du départ à la retraite. Le montant des prestations versées durant le temps de la retraite serait alors fonction du montant du capital virtuellement accumulé durant la vie active. Le choix de l’âge de départ à la retraite constituerait alors un arbitrage individuel consistant à choisie de continuer à travailler plus tard afin de bénéficier d’une retraite plus conséquente ou, tout au contraire, de décider de partir plus tôt à la retraite tout en renonçant à bénéficier de pensions plus conséquentes. Dès lors, le système étant dynamique, il est structurellement à l’équilibre. C’est le sens de la réforme qui a été menée en Suède dans les années 1990 et dont a notamment pu s’inspirer, pour partie, l’Italie.

 

Des aménagements peuvent permettre de prendre en compte dans le calcul des prestations, au titre de facteurs d’équité, le degré de pénibilité des emplois occupés durant la vie active, ainsi que la structure des carrières (en particulier pour les carrières longues). De fortes disparités existent en effet entre les catégories socioprofessionnelles pour ce qui concerne l’espérance de vie à 65 ans, qui constituent un frein à la mobilité professionnelle et que les réformes successives ont jusqu’ici insuffisamment prises en compte. De même, l’introduction d’un revenu de remplacement universel financé par l’impôt peut constituer un « filet de sécurité » (safety net) pour les populations ayant peu ou pas exercé d’activité professionnelle.

 

Du reste, la méthode employée semble déterminer en grande partie les chances de succès d’une telle réforme. La voie d’une réforme négociée permettant d’associer l’ensemble des parties prenantes à l’élaboration d’un diagnostic partagé, puis de pistes de financement, est davantage de nature à en garantir la pérennité. Ainsi, douze ans, et plusieurs alternances politiques, se sont-ils écoulés en Suède entre la mise en place de la première commission de réflexion en 1991 et le premier versement des prestations sous l’empire du nouveau régime, en 2003.

 

> A défaut ou en complément d’une telle réforme structurelle du financement de la protection sociale face au vieillissement démographique, les pays développés pourraient poursuivre leur dynamique de réforme en introduisant une dimension modérée de capitalisation et en favorisant le maintien d’une assiette large pour son financement.

 

Une dimension de capitalisation peut en effet permettre de compléter le versement de pensions publiques. Cette capitalisation gagnerait à être de nature obligatoire, sur le modèle des fonds de pension en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon ou au Royaume-Uni. Un système mixte associant ainsi financement public et capitalisation permettrait d’assurer un financement plus pérenne et fondé sur une plus grande responsabilisation individuelle.

 

Le régime de capitalisation comporte toutefois un certain nombre d’inconvénients qui justifient le maintien d’une part élevée de financement public de la protection sociale. L’introduction d’une dimension de risque individuel lié au capital participe en effet d’une relative instabilité des revenus de remplacement. C’est pourquoi, il appartiendrait, dans cette hypothèse, d’assurer la protection des épargnants contre le défaut des fonds de pension. Celle-ci impliquerait d’imposer des règles prudentielles relatives à la gestion déléguée des fonds de pension ainsi que d’apporter une garantie publique aux dépôts et de maintenir un filet de sécurité suffisant.

 

De même, l’employabilité des personnes les plus âgées doit être encouragée afin d’augmenter la taille de la population active contribuant au financement de la protection sociale. La formation continue ou encore des dispositifs de départ progressif à la retraite avec maintien dans l’emploi à temps partiel peuvent y contribuer (les réformes Hartz en Allemagne ont expérimenté le principe d’une aide de retour à l’emploi pour les plus de 50 ans). L’amélioration du capital humain participerait, en outre, à la stimulation du potentiel de croissance dans une approche endogène [Becker, Lucas, 1988].

 

La prise en charge de la dépendance constitue enfin une contrainte budgétaire que les pays développés devront davantage intégrer. Le financement de la dépendance représentait en effet seulement 0,5 % du PIB dans les années 1990 en France et triplera d’ici 2060, mais le relèvement progressif des cotisations sociales devrait permettre, dans les années qui viennent, de financer l’augmentation du nombre de places médicalisées et le développement de services permettant le maintien à domicile des personnes dépendantes.

> Les conséquences économiques du vieillissement démographique ne devraient toutefois pas être abordées dans une approche seulement budgétaire, mais elles peuvent encore constituer une opportunité pour améliorer l’allocation de l’épargne dans les économies développées.

 

Le surcroît d’épargne qui résulte du vieillissement démographique pourrait en effet être alloué de façon utile aux économies développées. Si les trustees au Royaume-Uni ont par exemple pu préférer une gestion recherchant essentiellement une rentabilité à court-terme, la promotion de l’épargne longue pourrait par contraste contribuer à la mise en place d’un modèle de développement plus soutenable vis-à-vis de l’extérieur, et notamment des pays émergents. Elle pourrait en effet tant financer des projets de reconversion industrielle que participer au rééquilibrage de la balance courante de ceux des pays du Nord qui sont à cet égard déficitaires.

 

Il semble en revanche qu’il faille exclure une solution qui consisterait à allouer ce surcroît d’épargne au seul refinancement de la dette publique, dans une perspective de « répression financière » [Reinhart, Sbrancia, 2001]. L’épargne serait alors en effet consacrée à des dépenses peu productives, en l’espèce, le paiement des intérêts sur la dette publique. De même, la France a, jusque lors, davantage favorisé un placement comme l’assurance-vie (1 600 Md€ d’encours) ou encore des investissements immobiliers, qui semblent pourtant peu susceptibles d’y accroître le potentiel productif. Le projet de loi dit « PACTE » devrait prévoir en ce sens une portabilité des comptes d’épargne retraite (200 Md€ d’encours) et la déductibilité fiscale des versements volontaires sur ces comptes afin d’en accroître l’encours de +50 % d’ici 2022.

 

 

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La dynamique de vieillissement démographique se déploie donc de façon inégale au sein des pays développés et soulève des questions économiques qui ne s’épuisent pas dans des enjeux de nature seulement budgétaire. Or c’est bien pour répondre à ces enjeux économiques que les pays développés ont mis en œuvre des réformes du financement de leur protection sociale. Celles-ci gagneraient toutefois à ne pas envisager la dynamique de vieillissement démographique dans les seuls termes d’une contrainte budgétaire, mais à la concevoir comme une opportunité de favoriser le développement d’une épargne de longue durée utile au financement de l’économie.

Comment retrouver une prospérité partagée ?

Proposition de corrigé par Rayan Nezzar

 

Accroche : la récente transformation dans le budget 2018 de l’impôt de solidarité sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière a réactivé le débat sur le lien entre croissance et inégalités. La sortie du patrimoine mobilier de l’assiette de l’IFI est en effet présentée, d’une part, comme une incitation à l’investissement productif via une réduction d’impôt d’environ 3 Md€ et, d’autre part, comme un accroissement des inégalités de patrimoine puisque le capital mobilier représente plus de 70 % du patrimoine des 1 % des ménages les plus aisés selon l’OFCE. Cet exemple semble illustrer la théorie d’Okun (1975) selon laquelle les politiques économiques seraient confrontées à un arbitrage entre efficacité et équité : pourtant, les inégalités peuvent également contribuer négativement à la croissance économique.

 

Définitions :

  • Prospérité: désigne un état d’abondance caractérisé par un accroissement de la production et du niveau de vie moyen
  • Prospérité partagée: désigne une répartition équitable de l’accroissement de la production et du niveau de vie moyen ; se mesure notamment à travers l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoine. S’oppose à une « prospérité relative », qui désignerait la captation par les déciles de population les plus favorisés de l’accroissement du niveau de vie moyen.

 

Problématisation : la question « comment retrouver… ? » implique que la croissance économique serait devenue plus inégalitaire à la faveur d’évolutions structurelles et conjoncturelles (l’ouverture commerciale, le progrès technique, l’adoption d’une monnaie unique, les conséquences de la crise de 2008, l’évolution des relations entre employeurs et salariés, etc.) et qu’il conviendrait de la rendre inclusive pour des raisons à développer et pour des zones géographiques à définir (probablement au-delà des seuls pays avancés).

1.1. Faits stylisés

  • De manière générale, la politique de redistribution, qui est l’un des trois objectifs de la politique économique (Musgrave, 1959), vise à réduire les inégalités primaires de revenus.
    • En France, les politiques de redistribution divisent par trois les inégalités de (écart de 20 à 6 entre les 2 déciles extrêmes), pour 2/3 du fait des prestations sociales et pour 1/3 de la fiscalité.

 

  • Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, les inégalités de revenu disponible après redistribution, mesurées par le coefficient de Gini, ont progressé de +0,03 point en moyenne entre 1985 et 2013 (+0,06 point aux Etats-Unis, +0,04 en Allemagne et stable en France), malgré une croissance du PIB réel par tête de +65 % dans la même période.
    • Entre 2009 et 2012, 91 % de la hausse du PIB aux Etats-Unis a bénéficié à 1 % des Américains selon Stiglitz, tandis que les 80 % d’Américains les moins riches consommaient 110 % de leur revenu et devaient s’endetter pour maintenir leur niveau de vie, ce qui a contribué à la formation de la bulle du marché immobilier (Rajan, 2010).
    • Cette hausse des inégalités est liée à la déformation de la répartition de la valeur ajoutée en faveur du facteur capital (depuis 1980, la part dans le PIB des profits des entreprises après taxes, intérêts et dividendes a progressé de 5 points dans l’OCDE) et au progrès technique (Verdugo, 2017 : diminution de 8 % de la part des emplois intermédiaires en France depuis 1980).

 

  • Au sein de la zone euro, la reprise économique après la crise de 2008 a été lente et peu inclusive (« prospérité relative »).
    • Le PIB/tête réel n’a retrouvé qu’en 2015 son niveau de 2007 et le taux de chômage reste inégalitaire (17,9 % en moyenne pour les moins de 25 ans, avec des niveaux supérieurs à 40 % en Grèce et à 20 % en France, contre 6,6 % en Allemagne), ce qui induit une moindre mobilité sociale.

 

  • Au sein des pays en développement, l’ouverture au commerce international a contribué à réduire la part des individus vivant sous le seuil de pauvreté (de 50 % à 10 % depuis 1980 selon le FMI).
    • Ainsi, les inégalités globales ont décru dans la même période de 25 % selon le coefficient Theil, entamant une convergence entre pays développés et pays en développement (DG Trésor, 2017), mais les inégalités ont en revanche progressé au sein des pays développés (cf. « courbe en éléphant » de Milanovic, 2016).

 

1.2. Théories

  • La mesure du PIB est indifférente au niveau des inégalités de revenus ou de patrimoine
    • Un accroissement du PIB/habitant peut ainsi masquer une répartition inégalitaire des richesses, mais aussi aux externalités négatives que peut engendrer une hausse de la production.
    • Des indicateurs alternatifs au PIB existent tels que l’IDH pour mieux rendre compte des différences de niveaux de vie en agrégeant des indicateurs socio-économiques (taux de mortalité, taux d’alphabétisation, temps consacré aux loisirs, etc.).

 

  • S’il existe toutefois un lien entre croissance et inégalités, Kuznets (1955) a montré qu’il prend la forme d’une courbe en cloche
    • Dans un premier temps, l’accumulation de capital infrastructurel et naturel conduit à une répartition des richesses déformée en faveur des détenteurs d’épargne ; puis, dans un second temps, l’accumulation de capital humain réduit les inégalités.
    • Piketty (2005) a cependant montré que cette réduction des inégalités n’était pas spontanée mais due à institutions publiques (progressivité de l’impôt et protection sociale) et/ou à des phénomènes exogènes (guerre et inflation).
    • Inversement, l’accroissement des inégalités peut contribuer négativement à la croissance potentielle dans les pays développés : les inégalités y ont induit une moindre croissance cumulée de 4 % du PIB entre 1990 et 2010 (OCDE, 2014).

 

  • Depuis les années 1980, l’ouverture commerciale et le progrès technique contribuent également à la croissance des inégalités au sein des pays développés.
    • D’une part, le théorème de Stolper et Samuelson (1941) montre que l’intégration des chaines de valeur conduit à spécialiser les productions nationales sur l’exportation de biens relativement plus intensifs en facteur de production relativement plus abondants, soit le capital et le travail qualifié pour les pays développés ; la rémunération relative de ces secteurs est dès lors plus dynamique que celle des secteurs intensifs en travail peu ou non qualifié. Selon la DG Trésor (2017), environ 20 % des pertes d’emplois dans l’industrie française sont liées à l’ouverture commerciale.
    • D’autre part, la forme schumpétérienne du progrès technique induit une polarisation des emplois entre emplois qualifiés et emplois peu ou non qualifiés. Dans certains pays (ex. France), la réglementation accentue cette segmentation entre inclus et exclus du marché du travail en rallongeant la durée moyenne au chômage et en rehaussant le taux de chômage d’équilibre du fait des effets d’hystérèse (Lindbeck, Snower, 1988). Braconnier et Ruiz-Valenzuela (2014) montrent qu’une hausse de +1 % de la PGF induit un accroissement de +0,3 % du rapport interdécile.
    • Ces inégalités sont sociales mais aussi territoriales : selon Davezies (2012), 20 à 25 % de la population française vivrait dans des territoires en décrochage et cumulant un recul de l’appareil productif (imputable aux deux facteurs cités supra), une faible qualité résidentielle (imputable à la structure du marché du logement) et la diminution du soutien public aux services de proximité (imputable à l’orientation des politiques budgétaires).

 

  • Le rôle des institutions publiques est essentiel pour fonder un modèle de croissance inclusive, par opposition à un modèle extractif
    • Ainsi, les pays en transition démocratique ont connu une hausse de +5 points de leur PIB/tête dans les 10 ans après démocratisation et de +15 points à horizon 20 ans (Acemoglu, 2004).
    • Le développement d’une protection sociale soutient également le capital humain et contribue positivement à la croissance potentielle via les gains de productivité (Wheeler, 1980) : cf. éducation, santé ou formation professionnelle (Crépon, 2009 : un effort moyen de 11h de formation/an et par salarié génère un gain de productivité de +1 %, récupéré entre 30 % et 50 % par les travailleurs sous la forme de revalorisations salariales).
    • Enfin, le développement du pouvoir de négociation salariale et des organisations syndicales contribue à orienter la répartition de la valeur ajoutée en faveur du facteur travail (Nickell et Andrews, 1983) ; a contrario, leur affaiblissement et le renforcement relatif du pouvoir de négociation des actionnaires sous l’effet de la libéralisation financière oriente la répartition de la valeur ajoutée vers le facteur capital (Ebenstein, 2015).

 

2.1.      Bilan des politiques

 

  • Depuis les années 1980, les politiques de compétition fiscale et de développement de la flexibilité du marché de l’emploi ne se sont pas accompagnées d’un renforcement suffisant des politiques de redistribution et d’investissement social.
    • En économie ouverte (modèle IS-LM-BP), l’imposition des facteurs de production mobiles (capital et travail qualifié) induit des effets d’éviction (au-delà de 80 % de taux d’imposition marginale pour Gruber et Saez, 2012), d’où s’instaure une compétition fiscale entre pays développés.
    • Aux Etats-Unis, le taux d’imposition effective des bénéfices des sociétés a diminué de 12 points depuis 1980 tandis que la valeur réelle du salaire minimum fédéral a régressé de 10 points dans la même période.
    • En Allemagne, l’indice de GINI a crû de 0,29 en 2000 à 0,33 en 2006 du fait de la réduction à un an de la durée d’indemnisation du chômage (loi Hartz IV) et du développement du chômage partiel (28 % de l’emploi total, occupé à 83 % par des femmes).

 

  • Depuis la crise économique, les politiques de consolidation budgétaire et de déflation interne ont accentué le caractère inégalitaire de la reprise économique dans l’UE.
    • Au Royaume-Uni, les dépenses publiques ont été réduites de 2,4 % entre 2009 et 2012 notamment sur la masse salariale du secteur public et les politiques sociales.
    • En Espagne, la balance commerciale est devenue excédentaire et la profitabilité des entreprises a crû de 3 points au prix d’une baisse de 6 % des salaires réels entre 2009 et 2014.
    • En France, toutefois, les inégalités sont restées stables durant la crise du fait des stabilisateurs automatiques et d’une consolidation fondée à 85 % sur l’augmentation des prélèvements obligatoires entre 2009 et 2015 (création d’une nouvelle tranche marginale de l’IR à 45 %, plafonnement des dépenses fiscales, barémisation de la fiscalité des revenus du capital, surtaxe sur les grandes entreprises, etc.) : dans un contexte de compétition fiscale, ces hausses ont toutefois pu avoir des effets d’éviction sur l’assiette taxable (exécution des recettes de l’Etat inférieure aux prévisions en 2013 et 2014).

 

  • Les politiques d’investissement dans le capital humain demeurent également hétérogènes et parfois inefficaces au sein des pays développés
    • Peu de pays combinent performances scolaires et équité sociale (ex. : Canada, Corée du Sud, Estonie, Finlande et Japon selon l’OCDE, 2016 ; en France, un élève défavorisé a 4x plus de chances d’être en difficulté)
    • L’investissement dans la formation continue en France ne bénéficie que pour 10 % aux demandeurs d’emplois malgré un niveau élevé de dépenses (1,5 % du PIB)
    • L’Allemagne présente un déficit d’investissement de 3 % de PIB dans la petite enfance et les infrastructures (France Stratégie, 2014)
    • Le salaire minimum reste inférieur au salaire de réserve dans plusieurs pays, ce qui réduit l’offre de travail (Card, Krueger, 1995) malgré les revalorisations récentes en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis
    • Les réformes visant à réduire le dualisme du marché du travail restent à évaluer (ex. réduction des indemnités de licenciement pour les nouveaux CDI en Italie avec le Jobs Act en 2015).

 

  • Au sein des pays émergents, la résorption des excédents extérieurs et le développement d’une protection sociale amorcent un partage croissant de la prospérité
    • En Chine, la transition d’un modèle de croissance par imitation tiré par les exportations et l’investissement (plus de 50 % du PIB) vers un modèle de croissance tiré par la consommation intérieure (depuis 2005, le salaire ouvrier moyen a crû de +300 %, rattrapant la moitié du retard avec les Etats-Unis) devrait contribuer à réduire les inégalités encore élevées (Gini à 0,5) et à développer une classe moyenne encore peu nombreuse (130 millions d’individus sur une population de 1,5 milliard). Par ailleurs, le développement d’une protection sociale devrait réduire le taux d’épargne des ménages chinoise formé par précaution et proche de 30 % du revenu disponible brut.
    • Dans d’autres pays émergents, cette évolution reste inachevée comme en Inde où les dépenses publiques de santé représentent seulement 1,4 % du PIB par exemple.

 

 

2.2.      Recommandations

 

  • Au niveau international
    • Renforcer la conditionnalité de l’APD selon des critères objectifs et recourir plus systématiquement à d’indicateurs alternatifs au PIB tels que l’IDH pour promouvoir un modèle de croissance inclusive
    • Inciter à l’augmentation du salaire minimum dans les pays développés où il est inférieur au salaire de réserve (ex. Etats-Unis, Royaume-Uni) et à l’augmentation des dépenses de protection sociale dans les pays émergents qui disposent d’une marge de manœuvre budgétaire
    • Promouvoir l’introduction de normes environnementales et sociales dans la conclusion des accords commerciaux régionaux (barrières tarifaires et non tarifaires) pour atténuer le biais inégalitaire de l’ouverture commerciale

 

  • Au niveau de l’UEM
    • Introduire un salaire minimum à 50 % des revenus médians nationaux et une assiette commune consolidée d’impôt sur les bénéfices des sociétés pour désinciter à la compétition socio-fiscale
    • Abonder une capacité budgétaire de la zone euro par des ressources propres (taxe GAFAM, taxe carbone, contribution IS) afin de financer des programmes d’investissement dans les compétences en faveur des zones en difficulté ou rattrapage économique
    • Achever l’union bancaire avec une garantie universelle des dépôts afin d’assurer une meilleure allocation du crédit en faveur des pays de la périphérie

 

  • Au niveau français
    • Cibler le plan d’investissement dans les compétences sur les demandeurs d’emplois de longue durée et les jeunes décrocheurs en fonction d’une analyse territorialisée des besoins en qualifications et majorer le financement public soutenant l’accès aux modes de garde dans les zones prioritaires pour investir dans le capital humain
    • Supprimer les droits de mutation à titre onéreux pour 80 % des transactions et expérimenter une dotation initiale en capital pour les jeunes atteignant la majorité afin de stimuler la mobilité sociale et résidentielle
    • Supprimer le forfait social pour développer l’intéressement dans les PME pour mieux synchroniser les cycles de rentabilité et des salaires et introduire le « chèque syndical » pour inciter au développement d’un syndicalisme de services