1. Quelques définitions
A quoi sert la fiscalité ?
La politique fiscale fait partie des instruments de la politique budgétaire (avec la dépense publique et l’emprunt). Elle contribue aux trois fonctions des politiques économiques selon Musgrave (1959) : allocation des ressources (ex. l’impôt sur les bénéfices des sociétés prélève une partie des marges des entreprises pour financer les biens publics), stabilisation du cycle (ex. baisser l’impôt sur le revenu en bas de cycle pour relancer la consommation), redistribution des richesses (ex. adopter un impôt sur le revenu progressif).
Le principe directeur d’une politique fiscale optimale (Mirrlees, 1970) est de financer les biens publics (objectif de rendement) en introduisant le moins possible de distorsions sur les marchés (objectif de neutralité). La fiscalité comportementale constitue donc une exception à ce principe (cf. infra).
Les externalités
On parle d’externalité, ou d’effet externe, quand les choix d’un individu modifient le bien-être des autres sans que les mécanismes du marché ne conduisent cet individu à tenir compte de ces effets sur la collectivité. Des nuisances dégradant l’environnement peuvent ainsi constituer une externalité négative (l’usine qui pollue la rivière). En revanche, les dépenses des individus pour leur éducation ou leur santé sont sources d’externalités positives, dans la mesure où elles ont des effets bénéfiques pour la collectivité (l’étudiant qui devient un médecin pourra sauver des vies).
La théorie de la fiscalité comportementale
Selon l’analyse de Pigou (1920), le calcul économique d’un individu rationnel ne tient compte que des coûts et avantages privés (pour lui seul) et néglige les coûts et avantages sociaux (pour la collectivité) de ses choix. Par conséquent, les choix privés conduisent à la surproduction des nuisances (externalités négatives) et à une production sous-optimale des biens et des services occasionnant des externalités positives.
C’est pourquoi il convient, selon Pigou, d’internaliser les externalités négatives ou positives produites par les agents économiques. On parle de « signal prix » pour modifier / orienter par la fiscalité les comportements des consommateurs comme des entreprises (ex. taxer la pollution ou subventionner l’innovation).
Fiscalité et préférences individuelles ou collectives
Question du libre-arbitre vs. paternalisme : l’Etat saurait ce qui est le mieux pour les individus (enjeu de myopie des agents : préférence pour le présent). Ex. Gary Becker (1994) sur la cigarette : arbitrage entre espérance de vie et plaisir de vivre. Mais 75 000 morts/an en France (10x que l’accidentalité routière, 1ère cause de mortalité prématurée évitable) et réduit l’espérance de vie de 20 à 25 ans => sujet de santé publique.
Arbitrage entre plusieurs leviers d’action : ex. prohibition (mesure réglementaire) vs. taxation (mesure budgétaire). La taxation peut, dans une certaine mesure, apparaître comme la forme de paternalisme la moins invasive (n’interdit pas le comportement mais tarifie les externalités négatives), par comparaison avec l’interdiction (même si de nombreux pays ont adopté l’interdiction de fumer dans les lieux publics par ex. mais celle-ci ne s’est que rarement étendu aux lieux privés, ex. prohibition de la vente d’alcool aux USA entre 1919 et 1933 mais on ne peut pas prohiber quelqu’un de boire chez lui ! – effets pervers par ailleurs avec développement de la contrebande).
Autres méthodes : techniques de nudge pour orienter les comportements sans taxation ni réglementation (ex. absence de publicité sur les paquets de cigarettes ou photos de cancer des amygdales).
2. Les dilemmes de la politique économique
La fiscalité comportementale, est-ce que ça marche ?
Oui ! En matière sanitaire ou environnementale pour désinciter les pratiques nocives (ex. tabac, alcool, pollution). Elasticité moyenne de -0,5 (Gallet et List, 2002) de la demande de tabac par rapport au prix (l’élasticité supérieure à -1 suggère cependant que le phénomène d’addiction au tabac conduit les agents économiques à accepter de payer plus cher pour consommer autant) ; encore plus forte pour l’alcool entre -0,5 et -0,8 (Wagenaar et alii, 2009) ; moins efficace pour les boissons sucrés (taxe soda depuis 2011, rendue progressive en 2018) et les produits gras.
D’autres variables que le prix entrent en ligne de compte : l’âge (mimétisme plus fort chez les adolescents), l’environnement familial et le niveau de revenus (ex. 1/2 demandeurs d’emplois fument quotidiennement en France vs. 1/4 de l’ensemble de la population) ou le genre (élasticité au prix 2x plus élevée pour la consommation de tabac chez les femmes pour Forster et Jones, 2001).
Mais pour être efficace, la taxe comportementale doit être d’un montant suffisamment élevé : ex. taxe carbone (chaque tonne de carbone émise dans l’atmosphère par un agent économique est taxé à hauteur de X euros) : pour qu’elle conduise à réduire les émissions, X doit être supérieur au coût marginal de réduction d’une tonne de CO2 (lorsque ce coût devient supérieur au coût de la taxe, les agents rationnels ont intérêt à payer la taxe plutôt qu’à réduire leurs émissions).
- Les taxes comportementales ne constituent en principe pas une recette fiscale pérenne car leur assiette est censée disparaître (ou se réduire). Pourtant, elles sont utilisées pour financer des politiques publiques pérennes (c’est tout le paradoxe !).
Y a-t-il des taxes comportementales partout ?
Oui ! Ex. tabac partout en Europe (taux minimal), mais d’autres catégories de taxes comportementales restent rares (ex. pas de Fat Tax en France : expérimentée au Japon ou au Danemark), taxe soda plus répandue (mais aucune harmonisation : ex. au niveau communal aux USA : coût de l’obésité 150 Md$/an, Obama avait envisagé une taxe fédérale en 2009 pour financer l’Obamacare).
Fiscalité pigouvienne et justice sociale
Effet anti-redistributif : pour Trannoy, 2008, le taux d’effort du D1 lié aux droits d’accise sur le tabac et l’alcool est 5x supérieur à celui du D9.
Idem dans l’étude de Finkelstein, 2010 sur le principe d’une « Fat Tax ».
Idem pour la TICPE, supportée aux 2/3 par les ménages (Berry, 2016) et de manière inégalitaire (selon l’OFCE, 2018, les ménages du D1 y consacrent en moyenne 0,5 % de leur revenu par unité de consommation, contre 0,1 % pour le D9 alors même que le volume d’émissions directes en CO2 est 2x supérieur pour les ménages du D9).
Sur la fiscalité environnementale, les effets redistributifs sont donc verticaux, mais aussi horizontaux liés aux modes de consommation (d’une part, les consommateurs de diesel et fioul verront leur fiscalité augmenter plus rapidement que les consommateurs d’essence, de transports en commun, de gaz naturel et d’électricité) ainsi qu’à la zone d’habitation (plus la mobilité est contrainte par la distance domicile/travail, plus l’effort fiscal est important).
Enfin, sur la fiscalité environnementale, efficacité remise en cause : l’élasticité prix de la demande en carburants est de -0,016 pour D1 et -0,039 pour D10 (plus on est pauvre, moins on change de comportement face à une hausse de taxe carbone). Paradoxal : augmente la vulnérabilité énergétique des ménages (arbitrage entre usage et taxation).
=> Les taxes comportementales présentent un dilemme pour les décideurs, qui sont conduits à compenser les perdants.
Le problème des compensations pour les perdants
Ex. typique des Gilets jaunes : rigidité des comportements (mobilité contrainte) entraîne une hausse de l’effort fiscal sans effet environnemental.
Douenne, 2018 (pour rappel, les transports représentent 27 % et le logement 12 % des émissions de gaz à effet de serrer) :
1/ Réforme de la fiscalité environnementale en France a un effet régressif : les ménages plus modestes dépenses une plus grande part de leurs ressources dans cette fiscalité. Lorsque le budget total du ménage augmente de 10 %, les dépenses en énergie augmentent de 5 %. Taux d’effort 2x plus élevé pour D1/D2 vs. D9/D10.
2/ Le remplacement des tarifs sociaux par le chèque énergie pour 4 M de foyers (transfert forfaitaire) ne permet pas de compenser complètement la régressivité de cette taxe. Hypothèse : reverser de manière homogène aux ménages les recettes de la taxe pour rendre la réforme progressive par décile de niveau de vie (mais transferts horizontaux et nombreux perdants chez les plus modestes). Nordhaus, 2010 : taxe carbone mondiale recyclée en revenu universel.
3/ Enfin, impacts environnementaux limités aussi : -1,5 % des émissions transport/résidentiel. Il faut donc rechercher d’autres instruments pour réduire les besoins en énergie des ménages (ex. subventions à la rénovation thermique).
Le fléchage des recettes fiscales
En France, principe d’universalité budgétaire en finances publiques : toutes les recettes de l’Etat viennent financer toutes les dépenses de l’Etat. Les taxes spécifiquement affectées à une politique publique sont une exception.
Exceptions notamment en matière comportementale : ex. droits d’accise sur le tabac financent uniquement l’Assurance-maladie, une partie de la TICPE finance l’investissement dans les infrastructures via l’AFITF (1,2 Md€, soit 2/3 de son budget) et une autre les régions qui ont la compétence transports (1/3 du produit de la TICPE).
Mais ambiguïté : rendement budgétaire vs. efficacité comportementale (ex. augmentation graduelle du paquet de cigarettes à 10 € entre 2018 et 2020 : +5 Md€ de recettes attendues alors qu’une hausse one-shot est plus efficace pour réduire la consommation, notamment chez les jeunes). Aussi convergence diesel/essence initialement prévue (+6 Md€ d’ici 2022) : ici, le changement de comportement (autre mode de transport ou acquisition d’une voiture moins polluante) est plus lent, donc la hausse graduelle se justifie davantage.
Autre ambiguïté : le fléchage place l’entité affectataire de la taxe dans une situation de conflit d’intérêt (mission : réduire le comportement générateur de la taxe mais intérêt : maximiser les moyens de son action).
Critiques sur la TICPE : entre 2014 et 2016, 3/4 des recettes finançaient le CICE (soit un transfert net de richesses depuis les ménages vers les entreprises).
Le problème des effets d’éviction
Comportements de contournement et contrebande de la part des consommateurs (Stehr, 2005 : 10 % des cigarettes achetées dans des Etats voisins au sein des USA). Idem en zone euro (pas encore d’étude) : justifierait une harmonisation renforcée des prix (aujourd’hui, il existe un taux d’accise minimal : ainsi, avec la TVA, les taxes sur le tabac représentent environ 80 % du prix de vente en France, mais 5 points de moins en Allemagne/Belgique/Italie et 7 points de plus au Royaume-Uni => écart de 1,50 € sur le paquet entre France et Belgique en 2014).
Phénomènes aussi de substitution entre modes de consommation (ex. cigarettes vs. tabac à rouler car taux d’imposition différents), sans justification sanitaire évidente.
Autres contournements de la part des industriels pour faire payer la taxe par le consommateur (répercutent l’incidence fiscale) : ex. taxe soda en 2018 => Coca Cola a fait réduire la taille de ses bouteilles de 25 cL pour absorber une partie de la hausse (downsizing).
Enfin, stratégies d’influence / marketing et parfois réduction des contenus nocifs sous la seule pression des préférences des consommateurs (-12 % de taux de sucre dans les boissons sans alcool dans les 10 années qui ont précédé la taxe soda) : ne délégitime pas toute taxe comportementale mais souligne que d’autres outils que la fiscalité peuvent réduire les externalités négatives.
Finalement, pourquoi les taxes comportementales ont de l’avenir ?
1/ En économies ouvertes et dans un contexte de compétition fiscale, les taxes comportementales sont attrayantes pour le décideur public car elles ne frappent pas des facteurs mobiles de production comme le capital ou le travail qualifié (sous réserve de disposer d’un capital politique suffisant pour assumer les perdants ou de marges de manœuvre budgétaires pour les compenser).
2/ Elles restent perçues comme un outil efficace de lutte contre l’obésité, les maladies liées au tabagisme ou le réchauffement climatique.
3/ Elles demeurent plus faciles à mettre en œuvre au niveau national que les solutions réglementaires au niveau international (type quotas carbone).
4/ Enfin, elles permettent de remplir un objectif de rendement budgétaire à court-terme dans un contexte de finances publiques dégradées.