Fiscalité et mobilité des facteurs de production : l’exemple des footballeurs professionnels

Jean-Marc Bosman est né le 3 octobre 1964 à Liège. Footballeur au nom célèbre, il a occupé les fonctions de capitaine de l’équipe nationale belge dans la catégorie des moins de 18 ans. Après une carrière honorable en 1ère division belge, il a rompu en 1990 son contrat après un conflit avec son club qui refusait de le libérer. La Fédération européenne de football (UEFA) interdisait alors aux clubs de compter plus de trois joueurs étrangers dans leur effectif : Jean-Marc Bosman engagea alors un contentieux devant la Cour de justice des communautés européennes. Il en ressortit l’« arrêt Bosman » de 1995, jugeant ce règlement de l’UEFA incompatible avec le principe de libre circulation des travailleurs inscrit depuis le traité de Rome. Depuis, le football européen assista à une véritable explosion des transferts de joueurs, les clubs n’étant plus liés par un quota de joueurs communautaires. Zidane, Ronaldo, Neymar : tous doivent leur carrière à Jean-Marc Bosman, qui finit la sienne dans les clubs moins huppés de Saint-Quentin, Charleroi puis Saint-Denis de la Réunion.

 

Cette anecdote soulève une question : qu’est-ce qui motive le choix de changer de pays pour un footballeur de haut niveau ? Le projet de son nouveau club ? Sans doute. L’ambiance du stade et la ferveur des supporters locaux ? Peut-être. Ou alors, les salaires et la fiscalité ne jouent-ils pas également un rôle prépondérant ? L’exemple espagnol est à cet égard emblématique : en 2005, le gouvernement promulgua un décret qui autorisa aux résidents étrangers percevant plus de 600 000 € par an d’être imposés à un taux forfaitaire de 24 % au lieu du taux normal de 43 %. Il fut dénommé « décret Beckham » puisqu’il  permit le transfert de la star anglaise vers le Real Madrid.

 

Les économistes Kleven, Landais et Suez ont ainsi étudié en 2013 les décisions de localisation de joueurs issus de 14 championnats différents avant et après l’arrêt Bosman (« Taxation and International Migration of Superstars: Evidence from the European Football Market »). Ils constatèrent qu’en moyenne, en réduisant de 10 % le taux d’imposition sur les très hauts revenus, il s’en suivait un accroissement de 2 % du nombre de joueurs étrangers évoluant dans le championnat national. En économies ouvertes, la mobilité des facteurs de production – et en particulier du capital et du travail qualifié – induit en effet une compétition fiscale qui s’illustre sur la fiscalité des hauts revenus comme sur celle du capital. En témoigne la mise en place en Suède ou en France depuis 2018 d’une « flat-tax » sur les revenus du capital visant à accroître l’attractivité du territoire national. Avec le risque que cette logique n’induise une course vers le moins-disant fiscal et ne réduise le potentiel de recettes pour financer les biens publics.

Les théories économiques de la fiscalité

  • Pour rappel, la politique fiscale est un instrument de politique économique (Musgrave, 1959) : rôle de stabilisation et de redistribution (objectifs potentiellement contradictoires)
    • Ex. baisser la fiscalité sur le capital pour relancer l’investissement, mais en augmentant les inégalités de patrimoine
  • Théorie de la fiscalité optimale (Mirrlees, 1971) : la fiscalité modifie toujours les choix microéconomiques et les équilibres macroéconomiques
    • Objectif : maximiser les recettes fiscales pour financer les biens publics, tout en minimisant les désincitations aux facteurs de production chez les contribuables (personnes physiques et entreprises) => préférer les assiettes larges et les taux faibles (ex. TVA ou CSG) pour éviter l’effet « Laffer » (Wanninski, 1978).
    • A partir de 80 % de taux d’imposition marginale, la masse des revenus imposables diminuerait (Gruber et Saez, 2012). D’où des propositions comme le « bouclier fiscal » (max. 50 % d’imposition moyenne revenus des personnes physiques, mais ne prenait pas pour référence l’imposition marginale).
  • Théorie de l’incidence fiscale : question de la répartition de la charge effective de l’impôt entre agents économiques (ex. la TVA est-elle répercutée sur les prix ?)
    • Dépend de l’élasticité de l’offre et de la demande (Mankiw, 2007 : cotisations maladie payées in fine par le salarié dans les Etats américains et non par l’employeur car le pouvoir de négociation du salarié est faible : ici, l’offre de travail est faiblement élastique aux variations du prix du travail).
    • Taux de transmission sur les prix des modifications de taux de TVA en France entre 55 et 80 % (Carbonnier, 2006), exception sur la TVA réduite dans la restauration en 2009 : 20 à 45 % seulement (Laffeter et Sillard, 2014)
  • Théorie de la fiscalité comportementale (Pigou, 1920) : internaliser les externalités négatives ou positives produites par les agents économiques
    • En matière sanitaire ou environnementale : désinciter les pratiques nocives (ex. tabac, alcool, pollution). Elasticité de -0,3 à -0,5 (Gallet et List, 2003) de la demande de tabac par rapport au prix ; moins efficace pour les boissons sucrés et les produits gras ;
    • Mais ambiguïté : rendement budgétaire vs. efficacité comportementale (ex. augmentation graduelle du paquet de cigarettes entre 2018 et 2020 : +5 Md€ de recettes attendues alors qu’une hausse one-shot est plus efficace pour réduire la consommation) ;
    • Autres limites : effet anti-redistributif (Finkelstein, 2010 sur le principe d’une « fat tax » ; 1 chômeur sur 2 fume quotidiennement contre 1 Français sur 4) et comportements de contournement et contrebande (Stehr, 2005 : 10 % des cigarettes achetées dans des Etats voisins au sein des USA)
  • Penser la politique fiscale en économie ouverte :
    • Mobilité des facteurs de production : incite à la concurrence fiscale sur le capital et le travail qualifié (ex. flat-tax sur les revenus du capital en Suède puis en France depuis 2018)
    • Réduire la fraude et l’optimisation fiscales (entre 60 et 80 Md€/an en France : difficile d’estimer finement) : échange d’informations entre pays OCDE, harmonisation des modalités de calcul de l’assiette (cf. directive ACCIS dans l’UE) et des taux, réduction du nombre de niches fiscales et prélèvement à la source (Kleven, 2011 sur le système danois : pratiquement aucune évasion fiscale lorsque les revenus sont déclarés par un tiers et qu’il n’y a pas de niche fiscale).